Perspectives parallèles

Perspectives parallèles
J’ai toujours eu une fascination pour les maquettes en tous genres. Enfant, je dépensais souvent tout mon argent de poche dans des kits de construction Meccano, puis je suis passé à des modèles réduits d’avions construits avec du bois de balsa et du papier de soie. Mes premiers souvenirs sont ceux d’une maquette en papier d’un cirque que mon père m’a construit (…) En tant qu’architecte, je sais que la maquette raconte l’histoire d’un édifice mieux que n’importe quel dessin ou représentation. La fabrication même de la maquette est instructive. [Norman Foster, Brutal London. Construct Your Own Concrete Capital, Prestel, London 2016, p.4.]

Dans l’avant-propos d’un ouvrage consacré à l’architecture brutaliste londonienne, l’architecte Norman Foster a résumé en quelques lignes ses relations à la maquette : les jeux de l’enfance, les fonctions à la fois pédagogiques, imitatives et spéculatives des modèles réduits, le pouvoir de représentation et l’intérêt de la fabrication de ces petites constructions. Celles et ceux qui se sont penchés sur l’histoire de la maquette ont souligné ses origines antiques et les missions qui lui incombent à partir de la Renaissance l’évaluation de l’architecture dans les trois dimensions, la communication avec le commanditaire, le jugement des effets de la construction, et aussi l’argumentation qu’elle offre au concepteur face à la concurrence éventuelle. Claude Lévi-Strauss a décrit la fascination exercée par le modèle réduit qui permet au spectateur comme à l’architecte d’appréhender d’un seul coup d’œil l’architecture dans sa totalité : à l’inverse de ce qui se passe quand nous cherchons à connaître une chose ou un être en taille réelle, dans le modèle réduit, la connaissance du tout précède celle des parties. Et même si cela est une illusion, la raison du procédé est de créer ou d’entretenir cette illusion, qui gratifie l’intelligence et la sensibilité d’un plaisir qui, sur cette seule base, peut-être déjà appelé esthétique. [Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage (1962), Pocket, Paris 2008, p.38]

L’histoire des architectures modernes et de la villa Cavrois n’échappent pas à ces considérations. Avant la première guerre mondiale et au début des années 1920, Robert Mallet-Stevens utilise la maquette à la manière des jeunes architectes de sa génération. Les représentations à l’échelle réduite des architectures qu’il imagine sont alors de facture artisanale et d’une finition qui paraît bien sommaire. La simplicité formelle suffit à signifier la filiation moderne sans qu’il soit besoin de lisser les textures granuleuses de plâtre ou de stuc qui semblent en constituer les matières principales. Les maquettes de cette période figurent en bonne place dans les photographies que Mallet-Stevens destine à la publication : la villa pour Jacques Doucet (1921), la maison de campagne à Marnes-la-Coquette (1922), le bureau de poste avec TSF (1923-1924), un pavillon d’exposition (1923), la maison de campagne pour M. Écorcheville (1924) et surtout le projet de villa (1924), manifeste qui sera transposé après quelques adaptations dans certaines de ses premières réalisations.

Les éléments de décor de cinéma que Mallet-Stevens mettait en œuvre dans les films dont il concevait les architectures présentent à ce moment de troublantes similitudes avec la simulation de la réalité que suggèrent ces modèles en trois dimensions. Alors que dans ces années 1920, le décor joue, comme l’écrivait l’architecte, et tient un rôle essentiel dans le film, la figure de l’architecte posant devant une maquette suffit à désigner dans la vie professionnelle la contemporanéité de sa pratique et son appartenance à l’avant-garde architecturale. Les maquettes d’architectures de Mallet-Stevens rejoignent celles d’André Lurçat, de Le Corbusier ou d’autres hérauts de la modernité pour lesquels les représentations architecturales abstraites et sculpturales sont autant de signes de ralliement.
Mallet-Stevens accordait également des vertus pédagogiques à la maquette. Alors que l’usage de la maquette est exclu de la tradition de l’enseignement académique français, il introduit des cours de conception de maquette dans l’enseignement de l’école des Beaux-Arts de Lille qu’il dirige de 1935 à 1939. Mais, la maquette est également un instrument de propagande que l’Union des Artistes Modernes adoptera largement dans les expositions. La maquette de la villa Cavrois présentée en 1932 lors du IIIe salon de l’UAM prend la forme d’une sculpture abstraite se résumant à sa volumétrie. Les maquettes de Mallet-Stevens publiées dans les années 1930 n’adoptent plus les formes artisanales des débuts de sa carrière. De plus en plus sophistiquées, elles ont progressivement vocation à reproduire la réalité sous tous ses aspects : la structure des futurs édifices, les techniques et les matières des architectures qu’elles modélisent mais également les volumes intérieurs, l’ambiance lumineuse ou encore les dispositifs du second œuvre.

Paysages modernes
L’intérêt que porte Philippe De Gobert aux architectures modernistes rejoint aujourd’hui cette brève évocation des pratiques de Mallet-Stevens en matière de représentation et d’usage de la maquette. La rencontre avec les dessins des trente-deux planches de la Cité Moderne (1922) est à l’origine de la série de photographies de Philipe De Gobert intitulée Modern Lansdscapes (2006). La ligne claire des dessins de Mallet-Stevens qui montre quelques hésitations entre ses références viennoises et un langage plus personnel sera l’objet d’un tournant stylistique une année plus tard avec une série de dessins plus proches de ses futures réalisations matérielles. Dans Modern landscapes Philippe De Gobert transforme cette source grâce aux filtres de la maquette et de l’image photographique. Dans un paysage vide et désolé, les modèles paraissent aussi décontextualisés que les édifices des planches originelles de Mallet-Stevens. Les constructions y semblent posées dans un désert parsemé de végétaux chétifs, sans environnement urbain qui plutôt de promettre l’idéal d’un avenir meilleur semble figurer des ruines désincarnées et abandonnées. Une sorte d’antithèse d’un des aphorismes d’Auguste Perret qui annonçait que l’architecture moderne était celle qui faisait de belles ruines.

Une partie des modèles de Philippe De Gobert est issue des images d’édifices qui illustrent les histoires de l’architecture du XXe siècle : le Bois des Moutiers à Varengeville-sur-Mer (Edwin Lutyens), la villa Wittgenstein à Vienne, la maison Ozenfant, la cité radieuse de Marseille ou le Cabanon à Roquebrune Cap Martin (Le Corbusier), la maison de verre (Pierre Chareau et Bernard Bijvoet), la maison Malaparte à Capri, la maison-atelier de Constantin Melnikov, les immeubles de la reconstruction du Havre (Auguste Perret) et maintenant les espaces intérieurs de la villa Cavrois. La biographie de l’artiste en dit déjà beaucoup sur les liens que son travail entretien avec l’architecture : Génétiquement programmé pour être peintre, j’ai très tôt choisi la photographie comme métier de survie : le moins éloigné de mes préoccupations. L’œuvre de Kurt Schwitters m’a fait abandonner les gouaches pour assembler divers matériaux et objets ; découvrant la troisième dimension j’ai un temps été sculpteur, puis je me suis mis à reconstruire à échelle réduite mon univers de prédilection : les « Artists’rooms ». Ces maquettes sont devenues les « modèles », au sens pictural du terme, de mes photographies et depuis je les construis à cette fin. [https://philippedegobert.be/biographie/]

L’œil trompé
Fondé sur les relations entre la lumière et l’architecture, entre les représentations de la miniature et celles de l’image photographique, l’œuvre de Philippe De Gobert échappe pourtant largement à l’apparence des sujets qu’il traite. Ses travaux affectent les propriétés des représentations qu’il manipule et plongent souvent le spectateur dans une sorte de vertige et un doute salutaire. Comment des photographies de maquettes peuvent-elles paraître plus véritables que la réalité ? Comment les miniatures et leurs déformations géométriques suggèrent une perception qui donne à voir autrement les réalités construites ? Quelques indices suggèrent au spectateur des débuts de réponse. Le miroir convexe posé discrètement dans les images de l’intérieur d’un atelier d’artiste ne reflète pas la figure du peintre ni celle du photographe. Il révèle cependant les filiations lointaines, celles des représentations anciennes qui peu à peu mènent à l’invention de la perspective, celles de Jan Van Eyck, de la peinture flamande ou florentine du XVe siècle considérées comme un art de la vision, celles d’Alberti quand l’art et la science sont associées pour maîtriser les apparences. L’usage de la sellette ou du socle pour présenter les maquettes d’architecture était chez les artistes néoplastiques, Théo Van Doesburg ou Cornelis Van Eesteren, une manière de souligner l’ambiguïté, souvent intentionnelle, d’une architecture sans d’autres usages que plastiques. Chez Philippe De Gobert, les dispositifs de présentations sont fondés sur la vision et le pouvoir d’évocation qu’elle peut engendrer chez le spectateur. Ces théâtres sont donc aussi parfois ceux des illusions, comme celles que proposent les images faites au pochoir par des décorateurs qui se jouent des réalités mathématiques de la perspective pour représenter de manière plus poétiques les projets d’aménagement et les intérieurs polychromes. Ce répertoire du goût moderne est aussi exprimé sous la forme de curieux retables axonométriques. Élaborés à partir des images anciennes, les dessins préparatoires de ces œuvres sont ensuite coloriés puis construits en volume. La chambre du jeune homme, l’intérieur le plus néoplastique de la villa Cavrois qui devait exprimer le dynamisme de son occupant est ainsi transposée en une autre invention plastique. L’axonométrie était un moyen pour les architectes modernes de tirer d’un système technique de représentation spatiale une construction plastique échappant à la composition traditionnelle. En combinant axonométrie, perspective et modèle en trois dimensions, les scènes miniatures que conçoit Philippe De Gobert sont à la fois des simulacres et des révélations d’une réalité réduite à son essence artistique.
Richard Klein

Parallel Perspectives
I have always held a fascination for models of all kinds. As a child, I often spent all my pocket money on Trix construction kits and Meccano sets, later graduating to model airplanes built with balsa wood and tissue paper. My first memories are of a pop up model circus my father built for me (…) As an architect, I know that the model tells the story of a building better than any number of drawings or visualisations. The very making of it is also instructive. [Norman Foster, Brutal London. Construct Your Own Concrete Capital, Prestel, London 2016, p.4.]
In the foreword to a book devoted to London’s Brutalist architecture, the architect Norman Foster summed up his relationship to the model in a few lines: childhood games, the pedagogical, imitative, and speculative functions of small-scale models, the power of representation and the benefits of making these small structures. Those who have studied the history of the model have emphasized its ancient origins and the missions it has had since the Renaissance: evaluating architecture in three dimensions, communicating with the client, judging the effects of the construction, and the argument it offers the designer in the face of possible competition. Claude Lévi-Strauss described the fascination exerted by the scale model, which allows the spectator as well as the architect to grasp immediately the architecture in its totality: unlike what happens when we try to know a thing or a being in its actual size, in the scale model, the knowledge of the whole precedes that of the parts. And even if this is an illusion, the point of the process is to create or maintain this illusion, which endows the intelligence and sensitivity with a pleasure that, on this basis alone, can already be called aesthetic. [Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage (1962), Pocket, Paris 2008, p.38]

The history of modern architecture and of the Villa Cavrois is no exception to these considerations. Before the First World War and at the beginning of the 1920s, Robert Mallet-Stevens used the model as did the young architects of his generation. The small-scale representations of the architectures he envisioned were done by hand, with a finish that seemed very basic. The formal simplicity is enough to indicate the modern filiation without the need to smooth out the granular textures of plaster or stucco, which seem to constitute the main materials. The models from this period figure prominently in the photographs that Mallet-Stevens intended for publication: the villa for Jacques Doucet (1921), the country house at Marnes-la-Coquette (1922), the post office with a wireless telephone (1923-1924), an exhibition pavilion (1923), the country house for Mr. Écorcheville (1924) and especially the villa project (1924), a manifesto that would be later incorporated, after a few adaptations, into certain of his first projects.

At that time, there were troubling similarities between the elements of the film sets that Mallet-Stevens used in the films for which he designed the architecture and the simulation of reality suggested by these three-dimensional models. While in the 1920s the film set acts, as the architect wrote, and holds an essential role in the film, the figure of the architect posing in front of a model is enough to indicate in professional life the contemporaneity of his practice and his belonging to the architectural avant-garde. Mallet-Stevens’s architectural models join those of André Lurçat, Le Corbusier and other heralds of modernity, for whom abstract and sculptural architectural representations are rallying signs.

Mallet-Stevens also granted educational virtues to the model. While the use of the model was excluded from the tradition of French academic teaching, he introduced courses in model design into the curriculum of the Lille School of Fine Arts, which he directed from 1935 to 1939. However, the model was also a propaganda tool that the Union des Artistes Modernes widely adopted in its exhibitions. The model of the Villa Cavrois presented in 1932 at the 3rd UAM exhibition [L’Architecture d’Aujourd’hui n°1, janvier-février 1932] took the form of an abstract sculpture that could be summed up in its volumetry. Mallet-Stevens’s models published in the 1930s no longer adopted the artisanal forms of the beginning of his career. More and more sophisticated, they progressively had the vocation of reproducing reality in all its aspects: the structure of the future buildings, the techniques, and materials of the architectures they modelled, but also the interior volumes, the luminous ambiance, and the finishing touches.

Modern Landscapes
Philippe De Gobert’s interest in modernist architectures joins this brief evocation of Mallet-Stevens’s practices in terms of representation and use of models. Discovering the drawings of the thirty-two plates of the Cité Moderne (1922) is at the origin of the series of photographs by Philippe De Gobert entitled Modern Lansdscapes (2006). The clear line of Mallet-Stevens’s drawings, which show some wavering between his Viennese references and a more personal language, would be the object of a stylistic turn one year later with a series of drawings closer to his future material achievements. In Modern landscapes Philippe De Gobert transforms this source material by using models and photographic images as filters. In an empty and desolate landscape, the models appear as decontextualized as the buildings on Mallet-Stevens’s original plates. The buildings seem to be set in a desert dotted with spindly vegetation, without an urban environment that rather than promising the ideal of a better future seems to represent disembodied and abandoned ruins. A sort of antithesis of one of Auguste Perret’s aphorisms, which stated that modern architecture was that which made beautiful ruins.

Some of Philippe De Gobert’s models are taken from images of buildings that illustrate the history of 20th century architecture: Bois des Moutiers in Varengeville-sur-Mer (Edwin Lutyens), the Wittgenstein villa in Vienna, the Ozenfant house, the Cité radieuse in Marseille or the Cabanon in Roquebrune Cap Martin (Le Corbusier), the Glass House (Pierre Chareau and Bernard Bijvoet), the Malaparte house in Capri, Constantin Melnikov’s Studio House, the reconstruction buildings in Le Havre (Auguste Perret), and now the interiors of the Villa Cavrois. The artist’s biography already says a lot about the links between his work and architecture: Genetically programmed to be a painter, I chose photography at a very early age as a way to survive: it was a profession closest to my preoccupations. The work of Kurt Schwitters made me abandon gouache painting to start assembling various materials and objects. Discovering the 3rd dimension, I became a sculptor for a time, before starting to reconstruct on a small scale my favourite universe: the « Artists’ rooms ». These mock-ups became the models, in a pictorial sense, for my photographs, and since then I have been building them for that purpose. [https://philippedegobert.be/biographie/]

The Deceived Eye
Based on the relationship between light and architecture, between the representations of the miniature and those of the photographic image, Philippe De Gobert’s work nevertheless largely escapes the appearance of the subjects he focuses on. His work affects the properties of the representations he manipulates and often plunges the viewer into a kind of vertigo and salutary doubt. How can photographs of models appear more real than reality? How do the miniatures and their geometric deformations suggest a perception that gives a different view of constructed realities? A few clues suggest to the viewer the beginnings of an answer. The convex mirror discreetly placed in the images of the interior of an artist’s studio does not reflect the figure of the painter or the photographer. It does, however, reveal distant filiations, those of ancient representations that gradually lead to the invention of perspective, those of Jan Van Eyck, of 15th century Flemish or Florentine painting considered as an art of vision, those of Alberti when art and science are combined to master appearances. The use of the stand or the pedestal to present architectural models was, for the neoplastic artists, Theo Van Doesburg or Cornelis Van Eesteren, a way of underlining the ambiguity, often intentional, of an architecture that had no other use but an artistic one. Philippe De Gobert’s presentation devices are based on sight and the evocative power it can generate in the viewer. These stages are therefore also sometimes illusions, such as those proposed by the stencilled images made by designers who play with the mathematical realities of perspective to represent in a more poetic way development projects and polychromatic interiors. This repertoire of modern taste is also expressed in the form of curious axonometric altarpieces. The preparatory drawings for these works are based on the old images and are then coloured and constructed in volume. The young man’s room, the most neoplastic interior of the Villa Cavrois, which was intended to express the dynamism of its occupant, is thus transposed into another artistic invention. Axonometry was a way for modern architects to derive from a technical system of spatial representation a plastic construction that escaped traditional composition. By combining axonometry, perspective and three-dimensional models, the miniature scenes designed by Philippe De Gobert are both simulacra and revelations of a reality reduced to its artistic essence.

Richard Klein