L’œuvre du photographe belge Philippe de Gobert (1946) met en scène le théâtre d’une mémoire intime, volontairement non spectaculaire et d’un imaginaire lié depuis toujours à la figure de l’artiste moderne. Le grand public aura l’opportunité de découvrir ce travail minutieux cet été, lors d’une exposition au MAC’S Grand Hornu qui réunit pour la première fois des œuvres datant de la fin des années 1970 jusqu’à aujourd’hui. L’occasion pour l’artiste de se prêter au jeu de la relecture, non sans une touche d’humour et d’autodérision qui le rende, lui et son œuvre discrète, encore plus sympathique à nos yeux. Le parcours débute dans la première salle du musée par les artist’s room, ces petites boîtes vitrées sur une ou deux faces, réalisées entre 1976 et 1990, qui contiennent la représentation miniaturisée de toiles d’artistes célèbres, parmi lesquelles figurent entre autres Barnett Newman, Ad Reinhardt ou Piet Mondrian. Le but recherché n’est pas tant d’évoquer de façon réaliste que poétique l’environnement et la pensée très singulière, de même que l’héritage légué par ces grands peintres modernistes. Ces œuvres sont présentées à travers une documentation photographique datant de l’époque de leur réalisation, ainsi que des dessins préparatoires, carte postale et autres documents qui font office de paratexte, facilitant la lecture et le décryptage de celles-ci. Quelques artist’s room empruntés pour l’occasion à des collectionneurs ponctuent la présentation. Classées non pas chronologiquement, comme le voudrait la tradition muséographique, mais par ordre alphabétique, celles-ci provoquent ainsi des rencontres improbables entre des esthétiques parfois opposées. Dans la même pièce, on retrouvera la suite logique de cette première série, qui se décline sous l’intitulé de studio. De 1992 à 1998, De Gobert construit des maquettes d’ateliers génériques, qui ont peu avoir avec l’esprit d’un lieu spécifique, sauf à quelques exceptions près. Celles-ci servent surtout de décor à des mises en scène photographiées depuis l’intérieur de ces réduits, donnant lieux à de grands tirages photographiques noir et blanc. Cette transition marque un changement important dans le statut et la démarche du photographe. Ici, ce n’est plus tellement le modèle architectural qui prime et est consacré en tant qu’œuvre d’art, mais bien la photographie qui résulte d’un important travail d’éclairage, de composition et de recadrage. Le tirage agrandit quasiment à échelle 1 : 1 participe de l’illusion et achève de nous convaincre de la véracité de ce que nous voyons. En effet, nous arrivons à nous projeter dans cette architecture à taille humaine, comme si celle-ci existait vraiment. Seule constante qui unit ces deux séries distinctes, l’artiste, censé habiter l’espace de la chambre-atelier, a mystérieusement disparu ou en a été évacué. Ne reste que les instruments de son art, à la manière d’une allégorie.
Fidèle à ses habitudes, De Gobert n’a pas voulu présenter conjointement les maquettes et les photographies qui en résultent, afin de laisser au spectateur le plaisir de découvrir lui-même les liens qui unissent ces deux éléments participants d’une même représentation, mais non d’une même perception sensorielle et cognitive. On peut retrouver un peu plus loin dans le parcours de l’exposition les volumes architecturaux, véritables trésors confectionnés à l’abri des regards et qui ne revendiquent guère leurs génies, si ce n’est peut-être celui du bricoleur patenté, et qui sont présentés sur des socles individuels à la manière de véritables sculptures. D’autres travaux, tels que les archives improbables composées de superpositions d’images d’archives et de maquettes réalisées par l’artiste, enrichissent le parcours historique avant d’arriver aux œuvres plus récentes. Dans cette dernière partie de l’exposition, le spectateur – l’épithète de voyeur pourrait aussi bien être employée, tellement l’invitation à regarder par le trou de la serrure se fait insistante dans toute l’œuvre, témoignant ainsi d’une filiation directe avec Marcel Duchamp et notamment La Mariée mise à nu par ses célibataires, même – pourra découvrir trois grandes photographies des coulisses d’un théâtre. L’envers du décor étant un thème récurrent chez De Gobert, on ne peut s’étonner de cette mise en abyme. Seulement ici, la congruence avec le monde de la scène et celui des arts dits « plastiques » est une nouveauté qu’on aurait tendance à interpréter comme la métaphore de la société du spectacle, privilégiant l’éclat et le divertissement vidé de toute substance.
L’exposition s’achève en beauté dans la plus grande salle dédiée aux photographies d’ateliers new-yorkais, réalisés en 2016. Lors d’un récent voyage aux États-Unis, De Gobert a immortalisé des paysages urbains vus depuis les rails du métro aérien. Ayant conçu au préalable des maquettes de somptueux lofts issus de son imagination, il incruste par la suite ces vues extérieures à travers les carreaux des fenêtres, profitant de l’effet de véracité offert par ces angles de vue à hauteur de gratte-ciel. Parfois, il utilise l’aquarelle pour nuancer ses compositions et leur donner un aspect légèrement vintage évoquant les tableaux de Hopper. Entre l’apparent réalisme de ces architectures et l’aspect fantasmé de ces représentations picturales, s’opère un fascinant décalage. C’est ici qu’il convient de saluer l’intuition du commissaire de l’exposition Denis Gielen, qui a pensé à mettre en lien le travail de Philippe de Gobert avec celui de son cadet, Wesley Meuris (1977). Les deux artistes partagent en effet un même goût pour la mise en scène d’un contexte plutôt que d’un contenu, qui se cristallise chez le dernier en une véritable esthétique du display. Se jouant des codes de l’exposition muséale à l’instar de ses aïeuls, Marcel Broothaers et Guillaume Bijl, partisans d’une certaine critique institutionnelle, Meuris reproduit fidèlement les dispositifs, qu’il s’agisse de socle ou de vitrine, pour les exposer tels quels, révélant ainsi l’aspect dérisoire de ces objets privés d’utilité. Toutefois, si l’obsession de Meuris pour la classification et la sphère médiatique (Surveiller et punir, n’est jamais loin) l’amène à traiter sur un même pied d’égalité le white cube et l’enclos d’un zoo, de Gobert s’en tient à un registre plus romantique et utopique, sans toutefois verser dans la nostalgie. Il s’agit de deux approches sensiblement différentes, mais complémentaires qui ouvrent la voie à des questionnements essentiels sur la nature de ce qui fonde culturellement notre regard.
Septembre Tiberghien
article paru dans la revue FluxNews n°73 ,avril mai juin 2017