Philippe De Gobert
Quand l’atelier fait œuvre, Flux News, n°63, p.15
La boîte-atelier
Dans un texte intitulé L’atelier et le cube, Brian O’Doherty définit le studio d’artiste comme un « espace-pensant », indifférent aux considérations du dehors, en somme « un crâne rond dans sa boîte-atelier ». Ce faisant, l’auteur considère avec ironie le studio comme une nature morte plutôt qu’un lieu de création vivant. Il est vrai que le motif de l’atelier aura été si fréquemment immortalisé au cours de l’Histoire, et surtout depuis le XIXe siècle qui en a fait l’emblème de la bohème, qu’il en aura certainement perdu une part de sa vitalité. Cependant, la métaphore de la « boîte-atelier » employée par le critique comporte une dimension secrète et mystérieuse, de l’ordre de la fascination. Sans doute la miniaturisation des objets représentés y est-elle pour quelque chose dans cette attractivité. On a qu’à penser aux wunderkammer de la Renaissance, ces cabinets de curiosités dont les artefacts rares et précieux étaient soumis au regard et à l’examen attentifs de savants et de connaisseurs. Plus près de nous, viennent également à l’esprit les boîtes-en-valise de Marcel Duchamp, contenant des reproductions à échelle réduite de ses œuvres et les boîtes de Joseph Cornell, entre tableau votif et assemblage surréaliste.
En digne héritier de Marcel Broodthaers et Kurt Schwitters, Philippe De Gobert construit de véritables microarchitectures qui font rêver. C’est à partir des années 1980 que l’artiste commence à concevoir des maquettes de studios d’artistes, en prenant parfois quelques libertés vis-à-vis de ses modèles. Mais c’est surtout à sa façon de mettre en boîte ces décors miniaturisés, au sens propre comme au sens figuré, à l’aide d’une chambre photographique, que l’on peut désormais l’identifier. C’est ce passage progressif de l’atelier en tant qu’objet exposé à l’atelier devenu « modèle », ainsi que ce constant aller-retour entre maquette et photographie qui fait la spécificité de sa démarche.
On le voit à la façon dont tout est minutieusement disposé dans son atelier, Philippe De Gobert est le prototype même du bricoleur, tel que l’a définit Claude Lévi-Strauss : apte à exécuter un grand nombre de tâches diversifiées, de la construction de la maquette à l’exécution photographique, en passant par la mise au point de l’éclairage, les retouches et l’impression des tirages, et même jusqu’à la fabrication de ses encadrements. L’artiste maîtrise de façon quasiment autonome toute la chaîne de production qui mène à l’aboutissement de son œuvre.
Comme pour le bricoleur, la règle est de toujours « s’arranger avec les moyens du bord », ce qui l’amène naturellement à aiguiser son sens de l’observation et à cultiver la débrouillardise afin de parachever certains détails. Chez lui, les rebuts sont maîtres. En témoigne les « tool box », de véritables boîtes à outil permettant de reconstruire soi-même, à la manière d’un jeu de mécano, l’atelier d’un artiste dont la maquette n’aura pas été exposée ni photographiée, pour des raisons diverses. Cette composante ludique apparaît comme le pendant de la rigueur et du souci du détail de l’auteur. Ainsi dans chaque boîte apparaît une photographie d’architecture l’ayant inspiré.
Artiste manquant
De la chambre des merveilles à la chambre de l’artiste, il n’y a qu’un pas à franchir. Entre 1981 et 1991, Philippe De Gobert réalise la série des Artist’s room : Albers, Brancusi, Calder, Cornell, Duchamp, Dotremont, Lohaus, Magritte, Morandi, Newman, Reinhard, Kawara, Pollock, Ryman, Van Gogh, Vermeer et Wharhol, toutes ces grandes figures mythiques y sont passées. Mais ayant compris que la fascination du public provenait davantage d’un fétichisme pour la figure de l’artiste que de l’intérêt pour l’œuvre, De Gobert s’est mis à réaliser des maquettes représentant des ateliers issus de son imaginaire. Petit à petit, de sujet l’atelier est passé à modèle, servant de repoussoir à une quête devenue photographique. La série des studio, sorte de variation sur l’Atelier au sens générique du terme, est composée de photographies grand format en noir et blanc prises depuis l’intérieur des maquettes. Le jeu des lumières et des transparences y est complexe, créant des illusions d’optique et des perspectives déroutantes, proprement piranésiennes. Les multiples trouées et traversées donnent à l’image cet effet de profondeur, mais aussi cette invitation à s’engloutir au cœur des ces habitations désertées. On y trouve quelque chose d’à la fois vertigineux et apaisant, comme lorsque l’on contemple les ruines d’une autre civilisation.
Il en va de même de ces « images détournées », documents photographiques d’époque représentants des ateliers d’artistes célèbres et dont De Gobert vient gommer les éléments distinctifs, à l’aide de peinture à l’huile. Cette action de réappropriation permet à l’artiste de banaliser le décor, de neutraliser son aura mythique. Reste certains éléments constitutifs du travail d’atelier, des pinceaux dans un gobelet sur la table, des détritus qui jonchent le sol, mais qui ne dévoilent pas la personnalité de son occupant. Dans ces ateliers, l’artiste est absent, manquant, pour ne pas dire manqué, comme le souligne Brian O’Doherty : « Le créateur, la créatrice est un intrus/une intruse dans son propre espace, et il ne réapparaît que sous diverses excuses et déguisements ». C’est notamment le cas dans studio 3 qui reprend, comme dans le célèbre tableau d’Eugène Delacroix, Coin d’atelier, le poêle, de 1855, la figure centrale du fourneau comme substitut de l’artiste. Ainsi, plus qu’à son médium, l’artiste est assimilé à l’espace qui abrite sa création et aux éléments qui en constitue le décor. Contrairement à la démarche de plusieurs photographes modernes, dont Gisèle Freund, Hans Namuth ou le belge Roland d’Ursel, qui s’attachèrent à la mise en scène des artistes à l’atelier dans des postures de travail plus ou moins authentique, De Gobert n’à que faire de ces modèles à l’ego encombrant. Alors que Namuth saisi Jackson Pollock en train de jeter de la peinture sur une toile au sol, De Gobert ne montre que les traces résultantes de ce geste. Sa démarche serait plus proche de l’artiste américain Lowell Nesbitt, qui fit dans les années 1960 la tournée des ateliers de ses collègues accompagné d’un photographe pour en immortaliser l’agencement. Ce dernier les percevaient comme des « portraits d’artistes sans leurs visages ni leurs corps », soit de pures reliques.
L’esprit du lieu
Philippe De Gobert oscille toujours entre un réalisme inspiré des documents historiques qu’il collectionne et une part d’idéalisation qui lui fait préférer l’ascétisme de l’architecte moderniste.
C’est donc à cette notion de genius loci ou esprit du lieu, entre matérialité et immatérialité, qu’il faut rapprocher les maquettes et autres studios de Philippe de Gobert. En témoigne ses « archives improbables » faites de superposition d’une image documentaire et d’une photographie tirée de l’une de ses maquettes imaginaires. Le résultat est une image complexe, dont on ne peut dissocier l’architecture d’origine de celle forgée par l’artiste. La fiction et le réel sont à jamais imbriqués dans une éternité photographique. Parfois, une ombre ou une tache donne l’impression qu’une présence fantomatique habite l’image. Peut-être s’agit-il du génie du lieu, qui selon la croyance, protège et défend la maison contre les mauvais sorts.
Ce qui semble avant tout intéresser l’artiste, c’est l’immobilité et l’atemporalité de cet espace de travail qu’est l’atelier. Un lieu de création où le temps est suspendu, grâce à ce fil tendu du work in progress, car il y a toujours quelque part dans un recoin de l’atelier, quelque chose en train de se faire : une toile en jachère, un collage à moitié nu. C’est l’espace de tous les possibles, des vagabondages imaginaires aux réalisations les plus concrètes.
À la fin du mois de mars, la galerie Flux à Liège présentera un parcours rétrospectif de l’œuvre de Philippe De Gobert, qui a beaucoup été montrée à l’étranger, mais peu en Belgique. L’exposition intitulée « Clair de lune rue paradis » regroupera une sélection d’œuvres plus historiques, comme les artist’s studio et les archives improbables, qui seront exposées au rez-de-chaussée, tandis qu’au premier étage on retrouvera des œuvres récentes et de plus grands formats, dont les perspectives piranésiennes. Au cœur de cet accrochage, une photographie donne son nom à l’exposition. Un clair de lune découpé à même la paroi de l’atelier inonde de sa lumière des objets voilés de mystère. Ce pourrait bien être le décor du Pierrot lunaire d’Albert Giraud, tel que décrit dans ces vers :
La lune, d’un rais mince et lent,
Avec des douceurs d’agonie,
Caresse de son ironie,
Comme un lumineux archet blanc,
L’âme du violon tremblant
Pierrot, symbole de l’artiste absorbé par sa rêverie, s’est une fois de plus absenté de l’atelier. Reste la lune sa muse, emblème de la poésie.
Septembre Tiberghien
1 Brian O’Doherty, « L’atelier et le cube, Du rapport entre le lieu où l’art est fabriqué et le lieu où l’art est exposé », texte daté de 2008, dans White cube, L’espace de la galerie et son idéologie (traduction française de Inside the white cube), JRP Ringier, collection Lectures Maison rouge, Paris, Zurich, 2008, p. 156.
2 Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Paris, Edition Plon, 1960. Voir la description du bricoleur p. 27.
3 Brian O’Doherty, op.cit, p. 165.
4 Albert Giraud, « Pierrot lunaire » dans Héros et Pierrots, Librairie Fischbacher, collection des poètes français de l’étranger, 1898, p.140.