Philippe De Gobert – Voyages en atelier

Photographe de formation et sculpteur, ami de première date de Marcel Broodthaers, Philippe De Gobert poursuit depuis les années 70 une double pratique artistique. D’une part, celle d’un photographe professionnel averti en matière d’art contemporain, répertoriant les œuvres d’art dans les ateliers, les collections ou les expositions en musées, institutions et galeries. Aujourd’hui, ses archives photographiques couvrent une part importante de l’histoire de l’art contemporain international sur plus de quarante ans. D’autre part, celle de l’artiste, poursuivant dès ses débuts une œuvre originale, dont l’évolution de la pratique artistique n’a cessé d’interroger son regard porté sur les lieux de la création, par la conception de modèles ou maquettes d’intérieurs d’ateliers d’artistes, librement inventés (1), où il évoque leurs œuvres par des allusions formelles généralement légères et indirectes.

En 1999, la réalisation de sa maquette et de ses tirages photographiques de la villa construite à Vienne en 1927 par Ludwig Wittgenstein pour sa sœur, représente un moment charnière de l’évolution de son oeuvre lui ayant permis de développer ses potentialités artistiques comme un univers immédiatement intelligible (1). Il a pu y amplifier un travail de catharsis (1) suivant un propos artistique différencié dont ressort un jeu subtil de relations entre lumières, volumes et espaces définissant de nouveaux points de fuite visuelle. Ainsi qu’il le rappelle à propos de sa découverte de l’ouvrage consacré par l’architecte américain Bernard Leitner à la villa Wittgenstein (2) : Les photographies d’époque révélaient une troublante similitude dans le traitement de la lumière avec mes préoccupations à cet égard (1).

Suivirent d’autres maquettes et tirages photographiques consacrés aux architectes modernistes dont Le Corbusier ou Pierre Chareau et sa Maison de verre mais aussi l’architecture japonaise dont sa prédilection pour les panneaux coulissants. Rappelons à ce propos que les maquettes de Philippe De Gobert sont conçues selon un procédé de panneaux amovibles permettant de photographier les espaces qu’ils déterminent sous différents angles et point de vue, l’artiste établissant tout au long de son travail un dialogue permanent entre la maquette et les prises de vue. Ce dialogue est ensuite définitivement interrompu dans ses expositions par sa volonté de ne jamais montrer ou rapprocher visuellement les maquettes et les tirages photographiques dans les mêmes salles ou lieux.

L’actuelle exposition, parallèlement à la présentation d’une maquette introductrice, se concentre sur des tirages photographiques récents. Une première série montre quelques tirages réactualisant son intérêt pour les peintures d’intérieur hollandais du XVII° siècle ou les tableaux intimistes de Wilhelm HammershØl. Ces suites de salles, de portes, de couloirs ou d’ouvertures paraissent redéfinir les perspectives des architectures muséales classiques. La deuxième série, confrontée à la première, présente un choix parmi ses dernier tirages consacrés à quelques vues d’ateliers imaginaires typiques de New York .

Dans ses deux séries, Philippe De Gobert poursuit son travail de clarification et d’épure non du trait planifié mais du lieu évoqué. Ce qu’il nous donne à voir nous y apparait comme la résultante d’une volonté de dédramatisation du regard porté sur l’œuvre, faisant sourdre de son propos visuel une étrange quiétude, incitant le visiteur à s’interroger sur le sens de ce qu’il lui est donné à voir au lieu de se concentrer sur ce que ces œuvres lui paraissent illustrer au premier abord.
D’un tirage photographique à l’autre, le regard peut s’y focaliser sur les différents espaces entre sol, plafond, portes, baies et fenêtres et les percevoir tels des lieux de pensée engendrant des perspectives et des champs d’investigations à chaque fois renouvelés, construisant la profondeur de l’espace tout en l’ouvrant à la lumière, offrant la plénitude de leur respiration visuelle. Ce jeu me permet de créer des images d’enfilades, de successions de plusieurs espaces vus au travers des portes, la lumière provenant généralement d’ouvertures latérales que l’on ne voit pas nécessairement dans l’image. Ce processus me laisse une grande liberté, pouvant aller jusqu’à sortir du centre, créant un trouble en dévoilant en partie la construction du décor (1).

Si chacune de ces séries d’espaces paraissent au premier abord semblables, elles sont cependant précisément différenciées. Philippe De Gobert ayant donné à quelques exceptions près la priorité au noir et blanc dans ses travaux photographiques depuis les années 70 à l’instar des peintures d’extrême Orient, seules de subtiles nuances de gris, viennent y développer la multitude de leurs « non-couleurs », venant accentuer le trouble de cette étrange quiétude.

Dans ses dernières œuvres new-yorkaises, l’artiste a de plus introduit une technique complémentaire qui est venu s’ajouter à son travail préalable de maquettes. Il peint de grandes aquarelles noir et blanc laissant apparaître diverses illusions de formes naturelles, de villes embrumées ou enneigées, de buildings lointains photographiés depuis l’atelier de Brooklyn où il a résidé, ou au contraire de façades photographiées de près depuis le métro aérien afin d’en préserver la vision frontale et leur proximité mais également d’éviter les transformations des regards sur la ville par les prises de vue en contre-plongée ou en élévation. D’autres aquarelles, quasi abstraites, évoquent la poussière ou les buées qui viennent parfois estomper la transparence des vitres. Ces aquarelles sont ensuite photographiées pour être intégrées grâce aux techniques numériques aux autres calques issus des photographies de ses maquettes. Ces dernières manipulations terminées, selon une technique composite, il peut alors passer à la réalisation des tirages finaux.

Ces tirages photographiques ne montrent pas la réalité perdue et définitivement passée des moments fixés par leurs prises de vue instantanées. Ils résultent d’un long, patient et minutieux travail obstiné d’atelier, nécessitant une connaissance méticuleuse des matériaux, des procédés et des techniques de la menuiserie, du modélisme, de la peinture et de l’aquarelle ainsi que des techniques de la photographie argentique et numérique tout autant que de celles de l’histoire de l’art et de la pensée critique qui l’accompagne.

Philippe De Gobert – Compositeur pluridimensionnel : c’est en termes d’harmonie et de contrepoint qu’il nous parait les plus adéquat de citer la cohérence de son propos artistique à l’égal de la maîtrise de sa pratique.

Michel Baudson
a.I.c.a. – icom
Bruxelles, juin 2019